Identité européenne et identité nationale

Commentaire

Le présent texte est inséré dans le quatrième et dernier volet du manuel scolaire intitulé « formes de culture historique et formation d’identités », une thématique dont l’étude est prévue en 12ème classe, selon le programme d’enseignement d’histoire à option renforcée. Le contenu du manuel a été élaboré par Frank Bahr, Adalbert Banzhaf et Leonhard Rumpf, qui ont déjà contribué à plusieurs manuels d’histoire des séries « Anno » et « Horizonte » pour la maison d’édition Westermann.

Ce document est un extrait de l’article de Hartmut Kaelble1 « Europäische und nationale Identität nach dem II. Weltkrieg » [Identité européenne et identité nationale après la Seconde Guerre mondiale] (Kaelble 1999), qui est proposé dans le manuel comme dernière source du sous-chapitre « Identité européenne ». Il met ici encore une fois en lumière les différences entre une « identité européenne » et des identités nationales, que les élèves devraient avoir étudié au début de ce volet thématique. Dans ce contexte, Kaelble énonce que « l’identité européenne » diverge de l’identité nationale. Toutes deux ne doivent cependant pas forcément s’exclure, mais peuvent aussi coexister (p. 427). Dans le passage rendu dans le manuel, Kaelble utilise tour à tour pour parler d’identité(s) européenne(s) les concepts allemands europäische Identitäten et europäisches Selbstverständnis, sans en préciser plus avant les différences. L’accent porte surtout sur « l’identité européenne moderne » qui s’est formée selon lui après les guerres qui ont affecté l’Europe, donc dans la deuxième moitié du XXe siècle. Il considère par contraste les « identités européennes » qui se sont formées au Moyen-Âge. « L’identité européenne moderne » repose essentiellement à ses yeux sur un fonds commun de valeurs et d’objectifs, tels que « la démocratisation, le maintien de la paix intérieure et la responsabilité internationale, la prospérité et la protection sociale », et ne se rattache pas à des symboles chargés d’émotions, comme c’est le cas pour les nationalismes.2

Le sous-chapitre tout entier et les sources qui l’accompagnent traitent de façon très détaillée les aspects d’une « identité européenne ». Seules les sources montrent bien cependant qu’il existe assurément différentes conceptions des formes d’« identité européenne ». Les racines historiques et les valeurs communes sont présentées comme les bases de cette identité. De plus, les auteurs soulignent la démarcation de soi par rapport à d’autres cultures comme vecteur de cohésion interne, ce que Kaelble évoque également dans son article. Dans ce contexte, les auteurs thématisent la démarcation de soi par rapport à l’islam, celui-ci étant toujours vu comme une menace, aujourd’hui comme par le passé. Les auteurs ne se demandent pas si cette image est encore actuelle, bien que le discours scientifique souligne que les États islamiques et l’Europe ont tiré profit des échanges interculturels (Eberstadt/Kuznetsov 2008).

Les auteurs n’abordent pas ce thème directement dans le contexte du processus d’unification européenne, ce qui est dû au programme d’enseignement, qui prévoit de traiter « l’intégration européenne » et « l’identité européenne » dans différents volets thématiques. Ils partent de la thèse que l’intégration européenne n’a été possible que parce qu’il existait déjà une « identité européenne » (p. 423). Ils n’examinent pas ce faisant si celle-ci a été en partie politiquement construite afin de gagner les Européens à la cause du « projet européen » (l’UE).3 A cet égard, les auteurs s’écartent du programme d’enseignement, qui donne explicitement pour tâche aux apprenants d’« évaluer la question de l’identité européenne entre construction et réalité ». Si le manuel traite dans l’ensemble le thème selon les lignes directrices du programme d’enseignement, il n’aborde guère cependant la problématique de l’identité européenne comme construction, qui fait l’objet de nombreux débats scientifiques à l’heure actuelle (Schmale 2008; Eberstadt/Kuznetsov 2008; Habermas 2004; Schobert/Jäger 2004; compte-rendu sur Kaelble 2002).

Les devoirs proposés aux apprenants en fin de chapitre n’ont pas non plus pour objectif de questionner « l’identité européenne », mais de définir celle-ci à l’aide des sources rassemblées. « L’identité européenne » n’est pas présentée comme une « vision » encore en grande partie à l’état de projet, mais comme une réalité accomplie. Les énoncés de Kaelble cités dans le manuel servent à étayer l’argumentation des auteurs. De récentes études soulignent cependant que les élèves devraient avoir la possibilité de développer leurs propres conceptions de l’Europe. L’école devrait avoir pour mission éducative d’encourager chez les apprenants la réflexion orientée autour des problèmes, afin de permettre le développement d’une conscience européenne de l’histoire. 4

Le manuel a réagi à la crise de l’UE déclenchée par l’échec de la constitution et le débat autour du traité de Lisbonne. Il reprend les directives de la conférence des ministres allemands de l’Éducation, qui ont appelé dès 1990 à une plus grande identification à l’Europe dans l’enseignement scolaire. Les auteurs et éditeurs de manuels scolaires cherchent à répondre à cette exigence, comme le reflètent les manuels scolaires actuels, qui incluent déjà dans leurs présentations des énoncés sur l’identité emprunts au discours scientifique.5

Anna Siede
Traduction : Isabelle Quillévéré

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1 Hartmut Kaelble, né en 1940, professeur (émérite) en histoire sociale de l’Université Humboldt de Berlin, séjours comme professeur invité à l’Université Harvard, au St. Antony's College d’Oxford, à l’Université Erasme de Rotterdam, à la Maison des Sciences de l'Homme et à la Sorbonne/Paris. Nombreuses publications sur l’histoire européenne.

2 Carsta Langner aboutit à d’autres résultats dans son analyse quantitative des discours en science politique et sociale (2009), aussi bien quant à l’aspect de l’adhésion émotionnelle à l’Europe qu’aux « dimensions » similaires ou comparables (espace public, histoire, politique, culture, etc.) et aux « moteurs » (inclusion, exclusion) de la construction de l’identité européenne et de l’identité nationale.

3 « L’identité européenne » ou l’identification à l’Europe sert de légitimation de l’Union européenne ; elle est construite comme condition de l’intégration européenne. Cf. Nieke (2008). Sur la problématique de l’instrumentalisation politique des conceptions de l’Europe, et sur le caractère de construction conceptuelle de l’Europe, voir Schmale (2001); Quenzel (2003); Elvert/Nielsen-Sikora (2009).

4 On devrait laisser à chacun la liberté de former sa propre identité (européenne), mais l’enseignement peut ce faisant apporter un appui : « Dans ce sens, l’école doit offrir aux jeunes la possibilité d’appréhender l’Europe comme une construction modulable, et non l’idéaliser en une constante parfaite et intouchable ». Cf. Eberstadt/Kuznetsov (2008), p. 67.

5 Cf. entre autres les manuels scolaires de Bernlochner, L. (dir.), Geschichte und Geschehen II (Oberstufe, Ausgabe A/B), 2ème édition Stuttgart : Klett 1997, p. 523; Bender, D. et al. (dir.), Geschichte und Geschehen: Neuzeit (1789-2005), 1ère édition Leipzig : Klett 2005, p. 454 (ouvrages tous deux officiellement approuvés pour usage dans le Land de Saxe et divers autres Länder). Cf. la conception de base du manuel de Bender et al. (dir.) conçu pour le Land de Bavière : Geschichte und Geschehen, Oberstufe Bayern, 1ère édition Stuttgart/Leipzig : Klett 2010. Considérations générales chez Langner (2009).


Bibliographie:

Eberstadt, Meike; Kuznetsov, Christin, Bildung und Identität: Möglichkeiten und Grenzen eines schulischen Beitrags zur europäischen Identitätsentwicklung (Grundfragen der Pädagogik, 11), Frankfurt/M. : Lang 2008.

Elvert, Jürgen; Nielsen-Sikora, Jürgen (dir.), Leitbild Europa: Europabilder und ihre Wirkungen in der Neuzeit (Historische Mitteilungen – Beihefte, 74), Stuttgart : Steiner 2009.

Habermas, Jürgen, Der gespaltene Westen, Frankfurt/M. : Suhrkamp 2004.

Langner, Carsta, Vereintes Europa. Zur diskursiven Konstruktion einer europäischen Identität und ihrer Reproduktion in Schulbüchern, Stuttgart : Ibidem-Verlag 2009.

Kaelble, Hartmut, Europäische und nationale Identität nach dem II. Weltkrieg, dans: Kieseritzky, Wolther von; Sick, Klaus-Peter (dir.), Demokratie in Deutschland. Chancen und Gefährdungen im 19. und 20. Jahrhundert, Munich : Beck 1999, p. 394-419.

Kaelble, Hartmut; Kirsch, Martin; Schmidt-Gernig, Alexander (dir.), Transnationale Öffentlichkeiten und Identitäten im 20. Jahrhundert, Frankfurt/M., New York : Campus-Verlag 2002 [compte-rendu de Klaus Große Kracht in: H-Soz-u-Kult, 2002].

Nieke, Wolfgang, Bildung für Europa – zwischen geopolitischem Wirtschaftsblock und abendländischer Wertegemeinschaft, dans: Joas, Hans; Jäger, Friedrich (dir.), Europa im Spiegel der Kulturwissenschaften (Denkart Europa. Schriften zur europäischen Politik, Wirtschaft und Kultur, 7), Baden-Baden : Nomos 2008, p. 226-244.

Nielsen-Sikora, Jürgen, „Europa der Bürger“ – Leitbild der Europäischen Union, dans: Elvert/Nielsen-Sikora (2009), p. 256-280.

Schmale, Wolfgang, Geschichte Europas, Stuttgart, Vienne : Böhlau 2001.

Id., Geschichte und Zukunft der Europäischen Identität, Stuttgart : Kohlhammer 2008.

Schobert, Alfred; Jäger, Siegfried (dir.), Mythos Identität: Fiktion mit Folgen, Münster : Unrast-Verlag 2004.

Quenzel, Gudrun, Konstruktionen von Europa. Die europäische Identität und die Kulturpolitik der Europäischen Union, Bielefeld : Transcript-Verlag 2003.