„L’armée européenne“: l’étape manquée de l’intégration 1952-1954

Commentaire

Le présent volume a été publié à l’époque où les cadres dirigeants de la SED [le Parti socialiste unifié de l’ancienne RDA] voyaient dans la collectivisation de l’agriculture, qui a suivi le développement d’une grande industrie d’État, l’étape décisive du processus économique permettant d’accéder à une « ère socialiste », et où une frontière géopolitique s’est dessinée en Allemagne entre l’Est et l’Ouest (Schmid 1982 : 335) avec la construction du Mur de Berlin (1961). Ce manuel scolaire en deux parties destiné à la 10ème classe a été réalisé par plusieurs auteurs sous la direction de Stefan Doernberg1, et publié par la maison d’édition est-allemande Volk und Wissen2 en concordance avec le nouveau programme d’enseignement de 1966. Cette révision du programme d’enseignement se distingue par le fait qu’elle s’est effectuée en concomitance avec l’écriture de nouveaux manuels, donc que les manuels scolaires conçus sur la base du nouveau programme ont paru pratiquement au même moment que ce dernier (Schmid 1979 : 58 et suiv. ; Mätzing 1999 : 273).

Le manuel débute par l’histoire après 1945, pour clore en 1961. Il ne s’écarte donc que très légèrement du programme d’enseignement.3 Dans le texte d’introduction, l’affrontement entre le socialisme et l’impérialisme est interprété, dans la ligne du dogme de la lutte des classes, comme celui qui s’opère entre « les forces de paix » et celles de guerre, et le manuel en fait le thème principal de la politique mondiale (p. 10). Les énoncés sur la création de la RDA et son évolution jusqu’en 1961 représentent, à côté de l’évolution globale entre les blocs opposés, les deux principaux volets thématiques du manuel, qui tient ce faisant aussi compte de l’évolution en RFA, ou « Allemagne de l’Ouest ».4

Le passage choisi se rapporte aux négociations sur la création d’une « armée européenne » incluant l’intégration de la RFA dans le système de défense militaire occidental, une initiative qui remonte au projet d’une « Communauté européenne de défense » conçu par le Président du Conseil français René Pleven en 1950.5Le texte d’auteur fait partie du chapitre intitulé « Le passage à la construction du socialisme - la mission nationale de la RDA » (p. 170-175). A cet objectif, qui a induit « un tournant de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe » (p. 188), les auteurs opposent les différentes étapes du processus d’intégration de l’Europe de l’Ouest de 1948 à 1958, c’est-à-dire jusqu’à l’entrée en vigueur du traité de la CEE. Un graphique inclus à la page 145 retrace brièvement les phases de ce processus d’unification, qui sont traitées dans un chapitre particulier intitulé « L’aggravation des contradictions économiques et politiques au sein du système impérialiste (1950-1958) ». De façon significative, ce tableau comporte, à côté des associations déjà existantes, le « projet Pleven », jugé d’un œil particulièrement critique, qui s’est finalement soldé par un échec à la fin de l’année 1954.6

Selon les auteurs, la formation de « communautés supranationales » reposant sur la « conception américaine de l’Europe » (p. 146), ainsi que la progressive « internationalisation » remontent, en tant que « fondement objectif », au rapide développement des forces productives ou aux progrès accomplis après la Seconde Guerre mondiale. Elles sont cependant interprétées comme « l’expression et le produit du capitalisme monopolistique d’État dans la deuxième phase de la crise générale de l’impérialisme » (p. 144). L’objectif principal de ces associations réside pour les auteurs dans l’établissement d’une base économique servant de socle à un système de défense militaire agressif dirigé contre l’Union soviétique. Le manuel replace donc le « projet Pleven » d’une « armée européenne » dans le contexte d’un « militarisme résurgent ».

Cette remilitarisation de « l’Allemagne de l’Ouest » posée en problème avait en fait, historiquement parlant, des causes plus profondes : les « Accords de Bonn » liés au traité de la CED prévoyaient essentiellement la suppression du régime d’occupation et la pleine souveraineté nationale de la RFA.7 En particulier, la menace d’un réarmement allemand devait être fortement réduite par la création d’une « armée européenne », et l’unification européenne devait ainsi pouvoir être réalisée. Cette armée européenne avait été conçue, à côté du plan Schuman, comme le principal support d’une future union des peuples européens qui devait protéger l’Europe de l’Ouest contre l’attaque redoutée de l’Union soviétique.8

En lisant la présentation abrégée du manuel de 10ème classe, les élèves de l’Erweiterte Oberschule [en RDA, type d’école secondaire menant au baccalauréat] en apprenaient peu sur le contexte initial de cette étape de la construction européenne. Le thème est éclairé de façon partiale : le manuel énonce que l’économie ouest-allemande a été infiltrée aussi bien par les « barons du charbon et de l’acier » que par les « criminels de guerre condamnés » et les anciens officiers fascistes de la Seconde Guerre mondiale, qui visaient la remilitarisation de « l’Allemagne de l’Ouest » afin de bloquer la marche du socialisme et de concourir à une nouvelle guerre (p. 173). En RDA, les Accords de Bonn signés par Konrad Adenauer en 1952 étaient considérés comme un « traité général de guerre » servant exclusivement à préparer une guerre atomique.9 Le manuel souligne dans ce contexte la continuité de l’occupation de postes clés en RFA par d’anciens nazis dans l’économie, l’administration et l’armée, un énoncé qui étaye la thèse de la fascisation et passe sous silence la qualité nouvelle de l’unification de l’Europe de l’Ouest.10

Si le manuel ne reconnaît pas la valeur du processus d’intégration dans son contexte historique, il ne développe pas non plus de propres conceptions de l’Europe. Les récents acquis de la recherche permettent de supposer que la politique européenne de la RDA s’est bornée à un strict refus des initiatives d’intégration d’Europe de l’Ouest. Cette « mission européenne » de la RDA, légitimée par une « responsabilité nationale et européenne », reposait sur la conviction d’être plus à même que la RFA de répondre aux attentes des peuples européens. Dans les années 1960, l’objectif principal résidait dans le « rapprochement progressif des deux États allemands » en vue d’une union reposant sur le système socialiste (Schmid 1995 : 152-157). En RDA, les travaux de recherche des années 1960 ont été essentiellement axés, non pas sur des thèmes européens, mais sur la construction du socialisme et le mouvement communiste international. Seules quelques rares études ont été consacrées à l’histoire des pays capitalistes d’Europe et des USA. Parmi celles-ci, il convient de mentionner une analyse du contexte du rapprochement franco-allemand en 1938 et un travail sur les motifs et les répercussions de la politique européenne actuelle de la Grande-Bretagne (Schilfert/Einhorn 1970 ; Mätzing 1999).

Les auteurs du manuel énoncent que les tendances contradictoires du processus d’intégration d’Europe de l’Ouest, nullement toujours couronnées de succès et accompagnées d’un militarisme croissant, ont attisé la Guerre froide. Les questions de sécurité européenne intéressent certes Doernberg et son équipe d’auteurs, mais ces derniers les abordent dans la perspective de la RDA, c’est-à-dire dans le but de montrer « les principes régissant, partout dans le monde, l’évolution des sociétés en marche vers le socialisme et le communisme » et de développer chez les élèves une « conscience historique socialiste axée sur l’internationalisme » (Mätzing 1997 :141, 145). L’histoire de la genèse de la RDA est replacée ici dans le contexte du processus du système mondial socialiste, en concordance avec le postulat du premier document programmatique de la SED après 1961, appelé « document national » (1962).

Avec le changement de pouvoir de Walter Ulbricht à Erich Honecker, au début des années 1970, le slogan dogmatique de « l’internationalisme » - à voir non pas comme une citoyenneté du monde mal comprise, mais comme la cohésion du prolétariat à travers le monde - a gagné progressivement en importance, entraînant dans la nouvelle ‘génération’ de manuels scolaires de ces années 1970 une plus forte inclusion de l’histoire de la « nation allemande socialiste », non pas dans un contexte européen, mais dans l’histoire mondiale.

Ewa Anklam
Traduction : Isabelle Quillévéré

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1 Doernberg, Stefan (1924-2010), Dr. phil., professeur et longtemps directeur du Deutsches Institut für Zeitgeschichte (Berlin-Est), études à distance d’histoire à l’Université Lomonossow de Moscou, avec pour centre d’intérêt particulier les questions de sécurité européenne et de politique internationale. Doernberg a été à partir de 1970 secrétaire, secrétaire général et vice-président du Comité de RDA pour la sécurité européenne. Cf. nécrologie de E. Crome, in : Welttrends. Zeitschrift für internationale Politik 73 (2010), 18, p. 109; Barth et al. : (1995), p. 139. Lothar Below et Rudolf Graf ont entre autres participé à l’élaboration du manuel.

2 Volk und Wissen Verlag : maison d’édition de littérature pédagogique fondée en 1954, l’unique jusqu’à la fin de la RDA.

3 Le programme d’enseignement prévoit l’unité 6, qui doit traiter la période allant de 1961 au temps présent. Par contre, la Seconde Guerre mondiale doit être thématisée dès la 9ème classe.

4 Le programme d’enseignement prévoit entre autres pour l’unité 5 le thème de « la transformation de l’Allemagne de l’Ouest en principal théâtre d’hostilités de l’Europe ».

5 Le gouvernement français présenta le 25 octobre 1950 un projet de création d’une armée européenne, dont des unités allemandes devaient entre autres faire partie. Un traité correspondant fut signé le 27 mai 1952 par les États déjà associés au sein de la CECA, à savoir la France, l’Italie, la RFA et les États du Benelux. Ce plan échoua en raison du refus de la ratification requise du traité de Communauté européenne de défense par l’Assemblée nationale française, en août 1954. Cf. Der Spiegel 8 (1951).

6 A la différence des manuels scolaires de RFA, qui laissent de côté dans leurs tableaux cette étape du processus d’intégration.

7Après le refus français de ratification du traité de la CED, la RFA garda jusqu’en 1955 le régime d’occupation, et n’obtint sa souveraineté que par l’entrée en vigueur des Accords de Paris le 5 mai 1955.

8 Cf. l’article de journal : Erster Schritt zur Europa-Armee, in : Die Welt, 10 mai 1952. En ligne au site : http://www.ena.lu/.

9 Ibid. Cf. Schmidt (1995), p. 152 et suiv.

10 Le manuel renvoie, dans le contexte du projet d’une armée européenne, à la création d’organisations militaires en RFA, à laquelle d’anciens généraux d’Hitler auraient participé. De plus, d’anciens officiers et sous-officiers fascistes devaient servir de réserve de cadres dans la future armée de la RFA, p. 174. Cf. à ce sujet Mätzing (1997), p. 145.


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